Consentement, louange et gratitude

« La voie la plus courte pour arriver à la sainteté: c’est la fidélité aux inspirations de l’Esprit Saint »[1].

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Quels que soient nos efforts, nous ne pouvons pas nous changer nous-mêmes. Seul Dieu peut venir à bout de nos défauts, de nos limites dans l’ordre de l’amour[2].

C’est Dieu qui nous rend Saint et le seul effort que nous ayons à faire est de ne pas opposer de résistance à Dieu, de le laisser agir en nous en nous ouvrant le plus possible à sa grâce qui nous sanctifie. Nos forces ont des limites, la puissance d’amour de Dieu n’en a pas et ne demande qu’à venir au secours de notre faiblesse.
Il nous suffit donc de Lui faire confiance et de mettre en Lui toute notre espérance.
Ste Thérèse de Lisieux et St Jean de la Croix nous disent que « si on prend Dieu par l’amour on lui fera faire ce que l’on veut. Une âme qui est sans cesse tournée vers Lui et compte sur Lui seul, obtient tout ce qu’elle espère.[3] »
Nous avons tous le pouvoir de devenir saint, parce que Dieu se laisse vaincre par la confiance que nous mettons en lui.
Se laisser aimer par Dieu, lui faire confiance, consentir à dire oui à la vie telle qu’elle nous est offerte.

Consentement ou résignation ? La religion ne serait-elle que le soupir de la créature opprimée[4], que l’opium du peuple[5], une fiction créée par les faibles pour duper les forts, une réponse à la souffrance par le moyen d’une espérance en une vie meilleure ?

La religion ne serait-elle qu’une « sagesse, cette camomille empoisonnée que l’habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, avec son goût doucereux d’humilité, de renoncement et d’acceptation ? »[6]
Il faut opposer énergiquement le oui du consentement au oui de la résignation.
Le oui de la résignation dit oui du bout des lèvres à toutes choses y compris au mal et au chaos. Le oui du consentement engage toutes les énergies de vie et se pose clairement contre les énergies chaotiques et destructrices du mal et du non être.
« Quand on dit : « oui, je veux vivre, malgré tout », quand on affirme : « Si telle est mon épreuve, alors je la vivrai », on ajoute sa puissance à la puissance de vie qui nous anime. Le consentement … n’a rien du laisser-aller : l’homme qui consent reconnaît la limite de son pouvoir sur les choses. Mais cette défaite est sa plus grande victoire : il ne s’agit plus de défaire ce qui fut mais de se défaire de son illusoire toute-puissance afin de donner à cette vie-ci, celle que nous avons à vivre, le meilleur de nous-mêmes … Le consentement est un actif dessaisissement : l’énergie est tout entière donnée pour accueillir l’épreuve du mieux qu’on peut. Comme l’écrit Ernest Hello, s’adressant à Dieu : « L’homme ne peut vous comprendre, mais il peut vous dire Amen »[7] »[8]
Les épreuves de notre vie et la souffrance font entrer le non-sens dans nos histoires humaines. Elles résistent à notre volonté de comprendre et de maîtriser les événements. La souffrance, c’est l’absurde qui nous pénètre. Je n’ai pas le pouvoir de la comprendre, j’ai cependant « le pouvoir étrange de dire Amen : telle est ma voie, je l’accepte. Résignation morbide, quand il s’agit par-là de se laisser couler dans la mort. Preuve de vie au contraire si, ce faisant, on cesse de lutter contre la nécessité qui écrase pour s’employer, au cœur de celle-ci, à frayer un chemin pour la vie. »[9]
Accepter l’inacceptable pour ne pas avoir à souffrir de la souffrance qu’apporte la lutte et en étant en conflit avec ce qui nous arrive. Ce qui reste c’est l’amour
Tout ce qui arrive est une table sur laquelle je vais pouvoir bâtir. Ne pas se plaindre de ce qui arrive mais en faire le lieu d’un amour naissant qui n’aura jamais de fin.
Le consentement, le oui, ouverture à la vie, qui engage les énergies de vie est le point d’accord des hommes qui aiment la vie, chrétiens ou non.
Cependant le oui chrétien et le oui « tragique » sont très différents dans la singularité et la mise en œuvre du consentement.
Pour les tragiques et à la suite de Nietzsche, la tragédie met en œuvre le noble combat d’un homme où ses désirs se heurtent à une réalité hostile et implacable. La fierté de l’homme face à la tragédie humaine est de combattre contre « l’inflexible destinée pour être finalement mieux écrasé par elle. Mais qu’importe ! Car telle est la beauté du geste tragique, au-delà de toute résignation : défier l’oracle qui pourtant doit s’accomplir … hors du réel point de salut. Tel est le crédo tragique. Etant admis qu’en ce réel non plus, il n’est point de salut. »[10]
« Tout est bien ». Le oui tragique est un oui qui consent à toute chose « malgré tout », « quand même », l’homme tragique aime la vie sans raison et malgré « la profonde inhumanité d’un monde indifférent à ses désirs [11]».
L’homme n’a pas demandé à naître. Nous sommes tous marqués par le sceau de « l’indifférence ». Mais tous nous avons reçu cette vie. « Reçue avant toute demande, la vie est ou bien absurde ou bien gratuite. »[12]
Absurde pour celui qui doit reconnaître avoir été obligé de recevoir une substance qu’il n’a pas pu tirer de lui-même.
Gratuite pour celui qui consent à se soumettre à la « loi de la créature, qui est de recevoir avant de pouvoir donner quoique ce soit »[13]
La vie est-elle un don ou sommes-nous abandonnés, jetés au monde par le fruit du hasard, du non-sens ? Y a-t-il un donateur ? Et si oui qui est-il, où est-il et que fait-il ?
Le don n’est don que si la main droite ignore ce que donne la main gauche. Le donateur n’est vraiment donateur que si la liberté du donataire est pleinement respectée.
Suis-je donc marqué par le sceau d’une dette qui m’emprisonne ou mu par l’angoissante liberté de pouvoir disposer de ma vie comme je l’entends ?
Force est de reconnaître que le donateur se fait discret, voir absent dans l’appréhension sensible de sa présence. Est-ce la marque de l’illusion ou au contraire la confirmation de sa présence dans le respect de la liberté du donataire ?
Ce qui est claire, c’est que l’homme peut choisir de faire ce qu’il veut de sa vie en oubliant, en ignorant ou niant tout simplement la réalité d’un donateur. C’est la marque de la grandeur et du respect du donateur, si donateur il y a. L’homme n’est en rien contraint au remboursement d’une dette qui le lierait servilement au donateur.
Le donateur se retire en laissant le donataire utiliser cet espace pour exister. La puissance du créateur est une puissance qui renonce à elle-même en prenant le risque de ne pas être reconnue par sa créature dans l’usage de sa liberté inconditionnelle ainsi octroyée. Le donataire reste l’obligé du donateur en ayant la liberté de ne pas reconnaître ce lien qui le fait exister.
Dieu n’abandonne pas sa créature, mais il abandonne sa puissance pour que l’autre puisse exister librement, sans dette et sans condition envers lui.
« L’abandon n’est finalement que la forme du don en sa nécessaire pudeur. L’absurdité, alors, se révèle gratuité »[14]
Il s’agit d’une puissance d’amour qui se révèle vulnérable, à la merci d’une non réponse de l’homme qui veut et peut se suffire à lui-même, par lui-même et pour lui-même. Liberté qu’il peut même utiliser pour détruire la vie, pour détruire sa vie.
Paradoxalement, c’est dans la reconnaissance du don en l’absence du donateur qui se retire pour le laisser exister librement, que le donataire rend présent le donateur. C’est dans un « merci » au don présent de sa vie que le donataire révèle la présence ineffable du donateur. Le psalmiste en a l’intuition quand il dit : « Dieu habite les louanges d’Israël. » Ps 22,4. L’homme rend présent son créateur dans le merci, libre et gratuit, qu’il lui adresse. « L’action de grâce dévoile un Dieu qui, sans elle, serait demeuré discret, secret, inconnu. »[15]
Dieu est rendu présent par la louange et la gratitude d’un cœur reconnaissant.
« Ceux qui planent dans les hauteurs d’un prétendu savoir ésotérique et qui n’entendent pas Jésus leur dire : apprenez de moi que je suis un doux et un cœur simple et vous connaîtrez le repos – même s’ils connaissent Dieu, ils n’ont pas célébré son éclat ni ne l’ont remercié. Ils se sont perdu dans la vanité de leur calculs et leur cœur fermé est entré dans les ténèbres. »[16]
Le oui chrétien s’inscrit dans cette relation de liberté entre la créature et son créateur.
Jésus, dans son incarnation nous révèle cette puissance d’amour qui renonce à elle-même en se rendant vulnérable et révèlant le créateur par son action de grâce permanente au Père. « Jésus est louange à la gloire du Père » Jn 13.31
Par Jésus, on devient fils dans le Fils et sommes invités, par ce chemin, à être une louange à la gloire du Père. Eph 1,14
Jésus se reçoit constamment du Père. C’est ce lien de reconnaissance et de gratitude qui le fait exister comme Fils en nous révélant le Père. C’est dans cette dynamique que nous sommes, chacun personnellement, invités à entrer, à devenir Fils dans le Fils.
Dieu est don, il n’est que par-don. Il ne sait être autre chose. Si Dieu voit l’ouverture d’un cœur reconnaissant se faire par la louange et par la gratitude, il s’empresse alors de s’engouffrer dans cette brèche. S’ensuit alors un chant, une danse où l’amour circule dans l’accueil et la reconnaissance du don donné et reçu. Le cœur se dilate et vibre à la mesure d’un amour sans mesure, à la mesure d’une création qui se dilate au-delà du temps et de l’espace dans un éternel présent qui demeure.
« Goutez et voyez comme cela est bon ».
Le péché dans son fondement est un cœur fermé à la gratitude, replié sur lui-même pour jouir des dons dans l’oubli du donateur, où dans la tristesse de celui qui se sent écrasé par le poids de sa dette.
L’ingratitude et le jugement sur soi et sur les autres sont les liens qui nous enferment et nous rendent imperméables à la grâce du don et du pardon.
Se laisser aimer par Dieu dans la reconnaissance du don qui nous est fait à chaque instant, voilà le chemin auquel Jésus nous invite.
La seule liberté qui nous grandit est celle d’un oui inconditionnelle au don de la vie qui nous est fait dans les joies comme dans les peines. Ce consentement est la faille par laquelle la vie, même dans ce qu’elle a de tragique et d’incompréhensible, essayera de couler pour faire fleurir l’amour au cœur même du chaos.
« Si Dieu n’existe pas, qui l’homme devra-t-il remercier ? A qui pourra-t-il adresser son hymne de louange ? »[17]

Eric Maignaud 2016


[1] Sœur Faustine

[2] « Sans moi vous ne pouvez rien faire », Jn15, 11 et «  vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir », Rm 7, 18
[3] Cantique spirituel B, strophe 32,1 et Maxime 119, St Jean de la croix
[4] Hegel, critique de la philosophie du droit
[5] Karl Marx.
[6] Alain, Propos sur les pouvoirs, §139, « Folio Essais », 1985, p. 351.
[7] Ernest Hello, Prières et méditations, Arfuyen, Paris, 1993, P. 39.
[8] Martin Steffens, Petit traité de la joie, Consentir à la vie, « Poche Marabout », 2011, p. 27-29.
[9] Ibid. p. 29
[10] Ibid. p. 124.
[11] Ibid. p. 127
[12] Ibid. p. 128
[13] Lui, (Jésus) Il s’est fait chair : il se soumet à la loi de la créature, qui est d’accueillir d’abord avant de donner et en vue de donner. François Varillon, Joie de croire, joie de vivre, Edition, 2000, p. 54.
[14] Ibid. p. 134.
[15] Ibid. p. 134.
[16] Saint Augustin, Les Confessions, VII, 14.
[17] Fédor Dostoïevski, Les frères karamzov, IV partie, livre 11, section IV, « L’hymne et le secret, p. 470.