L’amour du prochain

L’amour du prochain ou le passage du « Je » au « Nous »

Par Eric Maignaud
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Si l’amour de soi pour Dieu est le fondement de la vie morale et chrétienne, ce fondement est ancré dans l’Amour de Dieu qui n’est que relation, don, par-don. Le nom de Dieu est miséricorde. Dieu n’est pas seul en lui-même. Il est pluriel dans son unicité.
L’amour ne peut se vivre que dans la relation, il est donc dépendant d’un tu qui nous envisage.
Jésus est venu nous libérer, il est venu instaurer son règne de paix et de joie en chacun de nos cœurs. Son salut n’est pas collectif, il n’est pas venu libérer les Juifs de la domination Romaine.
« Le projet messianique de Jésus de Nazareth est que l’homme sache trouver sa joie et son bonheur indépendamment des circonstances et de son environnement. »[1]
Il est venu apporter son salut à chacun, personnellement, par la foi en son Nom. Il nous a libérés de la loi pour nous introduire dans l’obéissance de la foi. Il attend de nous une réponse personnelle.
« C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi ; vous n’y êtes pour rien, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des œuvres, afin que nul n’en tire orgueil. »[2]
Si le salut n’est pas collectif, il n’en demeure pas moins vrai que nous sommes chacun, les uns avec les autres, appelés à faire corps pour œuvrer ensemble à l’avènement du royaume ici et maintenant. Les signes de ce royaume sont la paix et la joie d’être dans la présence d’un amour qui se reçoit et se partage.
Faire corps, c’est bien là la difficulté. Nous sommes si différents les uns des autres, nous voudrions faire corps, nous voudrions œuvrer pour que l’amour puisse circuler entre nous. Force est de constater que depuis longtemps cette recherche est sans fin. Elle existe, elle se traduit dans des actes mais elle n’est jamais acquise.

Qu’en est-il donc de ce commandement à aimer l’autre. L’autre vraiment autre. Pas celui qui me ressemble, pas celui qui pense à peu près comme moi et dont je sais qu’il sera bienveillant à mon égard. Non l’autre vraiment autre, celui qui ne pense pas comme moi, qui ne ressent pas comme moi, qui ne parle pas comme moi, bref celui qui me dérange.

En ce sens, vivre est fatiguant et parfois angoissant car la libération de mon « Je » ne peux se vivre qu’avec d’autres ce qui me « voue à l’intranquillité permanente ».[3] Faire communauté dans l’expérience plurielle de nos différences.
Cette intranquillité est intimement liée à l’imprévisibilité.

La toute-puissance de Dieu se manifeste en Jésus par le mystère d’un Dieu qui franchit la distance qui nous sépare de sa transcendance. Par le mystère de l’incarnation et de sa mort, Dieu se révèle dans la puissance d’un amour qui nous heurte parfois dans son expression de fragilité et d’échec. Comme Pierre, je suis prêt à suivre un Jésus fort, qui agit avec force et autorité dans sa parole et dans ses actes, mais dans l’échec de la croix : Non.
Je sais bien qu’il y a la résurrection qui vient éclairer et donner sens à cet échec, n’empêche il est quand même bien passé par là. Dieu est imprévisible hier, aujourd’hui et demain. Imprévisible mais présent.

L’autre est imprévisible. Même celui qui est mon plus proche prochain. Imprévisible par le changement de comportement avec l’âge, par la maladie, par la fidélité, par le pardon… Imprévisible par la beauté ou par la laideur. L’autre m’échappe, je n’en fais jamais le tour.
 
« Jésus est le Sujet par excellence : le Je qui appelle dans son sillage l’émergence d’autres « je »… mais l’émergence du sujet, c’est la mise en insécurité définitive du collectif. En somme, L’Eglise n’a fait qu’appliquer les bonnes vieilles méthodes qui me désespèrent et désespèrent Jo[4] dans leur version politique : la manipulation par la peur, l’illusion de la sécurité par l’appartenance, l’infantilisation et la prise de pouvoir qui s’ensuit… N’y aurait-il donc pas d’alternative entre le « on » réducteur et étouffant du commun, et le sujet-roi qui ne connaît pas d’autre aspiration que celle du développement personnel ? »[5]
Comment passer du je au nous ?
Nos sociétés ont du mal à considérer l’autre en tant que tel. La différence est souvent mal vécue et il y a une tendance à atténuer la différence ou à contrario l’accentuer. Dans les deux cas, ce qui est visé, c’est le « rêve d’une altérité sans altération ». [6]
La recherche de l’égalité, surtout dans nos démocraties, tend à vouloir gommer les différences. Hommes et femmes sont égaux mais pourtant différents, entre croyants de religions différentes, nous sommes égaux mais nous ne sommes pas pareils, y compris au sein des différentes confessions chrétiennes.
La différence est irréductible. Il ne sert à rien de vouloir la gommer.

La complémentarité est aussi une notion ambiguë : « Ce qui manque à l’un serait fort heureusement apporté par l’autre… Chacun serait porteur de sa part de vérité ! Il suffirait de les mettre ensemble !… la complémentarité fait appel à la comparaison qui nous fait entrer dans une hiérarchisation, une qualification, une disqualification. »

L’autre devient alors le miroir déformant de mes manques ou de mes excès.
De même, la tolérance ne conduit nulle part. La tolérance est l’acceptation passive, une concession faite à l’autre d’exister sur mon terrain, dans mon référentiel. Mais jusqu’où vais-je devoir le tolérer dans sa différence ?

« La tolérance est une facilité qui consiste à ne pas entrer en relation avec l’autre »[7]
 
L’exaltation de la différence pour elle-même mène aussi à une impasse. « La différence prend son sens sur fond d’une unité qui est plus radicale. Pas d’unité sans différence. »[8]
 
Ce qui prend sens au travers de la mise en perspective de ces chemins qui ne mènent nulle part, c’est l’importance de la relation. Le passage du je au nous, c’est la relation qui nous invite à une rencontre. C’est simple à dire, un peu plus compliqué à expliquer et certainement plus difficile à vivre.
La relation entre des « je » qui existent en tant que tel, la relations entre des « je » qui, à la suite de Jésus, font l’expérience de leur individuation et de leur dignité, des « je » qui sont appelés à faire l’expérience de l’autre que je « désire » aimer, le laisser libre, ne pas le dominer ni me laisser dominer, apprendre à déconstruire les murs de la peur et à construire des passerelles entre nous.

Reconnaître en l’autre un « sauvé » comme moi me donne de pouvoir m’atteler à entrer dans une relation où chacune de nos individualités, avec la grâce, pourra grandir dans le respect et la reconnaissance de l’autre dans son unicité et sa singularité.
« La joie de l’Esprit Saint, c’est de jouer avec nos différences pour rebâtir la ressemblance. »[9]

Une des passerelles possibles pour que se vive cette relation entre nous, relation qui permet le passage du « je » au « nous » est la conscience de notre indignité, comme le pense Marion Muller Colard ou de notre fragilité comme le pense Jean Vanier.
« L’expérience de la fragilité personnelle comme source de fécondité, qui est en soi une expérience individuelle, est dans l’Arche, institutionnalisée »[10].
 
C’est l’expérience de celui qui à l’espace de pouvoir être nu sans avoir honte. C’est en soi une utopie, celle du paradis perdu. Mais elle est inscrite dans notre chair, dans notre cœur. Nous ne sommes pas faits pour vivre caché, nous sommes faits pour la clarté, y compris dans l’expression de notre nudité, de notre fragilité, qui est le lieu de rencontre intime avec l’autre et avec Dieu.

Nous savons bien que c’est difficile et que ce qui nous caractérise tous, c’est notre indignité. Le meilleur des meilleurs d’entre nous ne pourra jamais dire qu’il n’a pas en lui un quelque chose qui ne lui permet pas de vivre cette relation à l’autre en toute simplicité et sans replis. « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ».

Nous avons tous besoin d’être sauvé dans l’ordre de la relation.
« Ce constat fait de nous « des êtres tiraillés entre ce que l’on sait être et ce qu’on aspire à être, c’est la moindre des choses… entre mes intérêts et l’intérêt général, entre ce que je ressens et ce que j’espère. Entre autres…. Le paradoxe c’est que nous sommes indignes de nos idéaux et que cette indignité n’est pas une raison suffisante pour demander à l’Eternel de reprendre nos vies. L’indignité est à partager, non pas dans la confession publique mais dans la conscience profonde qu’elle fait de nous des humains et nous rend attentif à notre insuffisance. Qui est attentif à son insuffisance sera naturellement attentif, dans les rencontres, à celui qui pourra venir le compléter, l’étonner, le dérouter, l’enseigner. »[11]
 
La conscience de notre indignité partagée ne remet pas en cause le regard d’amour que Dieu porte sur chacun de nous. Bien au contraire, son amour est si fort qu’il n’a pas hésité à venir à notre rencontre dans la chair pour nous redire, à temps et à contre temps, sa miséricorde.

L’amour de soi pour Dieu reste premier car nous sommes créés chacun à l’image de Dieu et, c’est fort de cet amour reçu et de cette reconnaissance en nous que nous pourrons oser, avec pudeur et retenue, consentir à vivre notre « indignité » et reconnaître celle des autres dans la grâce d’un amour qui nous transforme et refaçonne en nous et entre nous la ressemblance de l’image de Dieu. Là est notre dignité.

Laissons-nous donc remplir de l’amour de Dieu, pour cet amour puisse déborder de nos êtres et rayonner autour de nous. L’amour du prochain devient alors l’expression de la surabondance d’un amour reçu et reconnu en soi de la part du Tout-Autre.

Cette conscience de l’amour de Dieu pour nous peut aussi résulter d’une rencontre avec l’autre qui nous révèle notre propre « je ».
Alors osons aller vers l’autre même si je suis conscient que mon « je » n’est pas parfaitement libéré et ajusté au désir d’amour de Dieu sur moi. L’autre peut devenir une présence d’ajustement et de révélation dans l’ordre de la grâce. C’est un double mouvement : passer du je au nous et du nous au je, sans cesse et inlassablement.
J’aime beaucoup ce que dit Marion Muller-Colar, en écho à une de ses lectures d’Emmanuel Carrère : Le Royaume : « ce qui est spirituel, c’est ce qui ne relève pas de l’évidence et ce qui ne relève pas de moi seul… C’est cela la transcendance : cette conscience d’être traversé par un autre que soi. Et la transcendance horizontale – la vraie rencontre avec les autres- découle naturellement de la transcendance verticale-la vraie rencontre avec le tout Autre. Si de Lui, je reçois le pardon, l’amour et la patience, fort est à parier que mon désir me portera à partager ces trésors ».[12]
Je me sens indigne quand je mesure l’écart qui me sépare de mes idéaux, quand je prends conscience de ce « je » qui se dresse, se cabre, se cherche, s’affirme, réclame sa survie et éclabousse son entourage de son désir, de sa violence, des sursauts de son être. Mais cet écart, c’est le Très miséricordieux qui est venu lui même le franchir et le combler.
Ce « je » qui se dresse en moi se dresse également en l’autre. La rencontre passe par l’écoute de ce « je » en l’autre, et de reconnaître que nous essayons chacun d’advenir.

Jésus, j’ai confiance en toi. Tu me demandes : « Que veux-tu que je fasse pour toi ». Je te réponds : « la grâce de me laisser aimer par toi, de laisser grandir en moi, ta paix, ta patience, ta compassion, ta joie, ta douceur, ta pauvreté, ta force et ta confiance au Père, pour que je puisse regarder l’autre comme tu le regardes et l’aimer de l’amour dont je suis aimé. »


[1] Ibid. p, 130

[2] Eph 2,8
[3] ibid. p.125
[4] Joseph Spiegel, maire de Kingersheim. Il refuse la légion d’honneur en 2014 donnant pour raison de son refus « la critique sans concession d’une démocratie en panne et d’un système à bout de souffle ».
[5] Ibid. p. 132
[6] L’Arche une spiritualité singulière et plurielle, Christian Salenson, p. 28
[7] Ibid. p, 29
[8] Ibid. p.29
[9] Christian de Chergé cité par Christian Salenson.
[10] Ibid. p. 31
[11] Le complexe d’Elie, p. 141-142.
[12] Ibid. p. 145