Vocation et diaconie

Vocation et Diaconie

 

Par Eric Maignaud
(Ce document est téléchargeable en bas de page)
 

« Entrer en diaconie ne signifie pas d’abord « désigner la pauvreté chez les autres » mais à « se reconnaître soi-même comme pauvre »[1].

 

Dans mes précédentes contributions, j’ai évoqué l’importance de l’amour de soi pour Dieu comme fondement de notre identité chrétienne et combien le passage du je au nous s’enracinait dans cette vérité.
J’ai aussi évoqué combien cet amour authentiquement reçu du Père en Jésus était appelé à se vivre autour de nous dans une relation d’altérité authentique avec l’autre différent.
Aujourd’hui, je voudrai insister plus particulièrement sur l’articulation entre notre vocation personnelle où se révèle notre identité singulière et sa mise en relation avec notre mission d’église dans la diaconie.

Comment cette volonté de Dieu sur moi, issue de ma rencontre personnelle dans la communion de mon désir et de mon consentement au désir de Dieu sur moi, peut-elle s’inscrire dans une mission de service au monde ?

L’amour du prochain s’inscrit dans ce mystère d’une relation personnelle et amoureuse avec Dieu lui-même. Le Christ nous montre combien son agir est enraciné dans sa relation au Père et qu’il ne fait rien de lui-même si ce n’est ce que le Père lui dit de faire. Sa force et sa Charité ne résulte pas du gonflement de son égo mais de sa relation d’abandon et de confiance au Père. « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans mon amour. » Jn 15,9
L’amour du prochain ne peut que s’inscrire dans l’ordre de cette alliance intime et personnelle avec le Père en Jésus dans l’Esprit.
« Qui est mon prochain » Lc 10,29 « telle est la question piège posée à Jésus. La question aurait pu se poser ainsi : « de qui suis-le prochain ? ».

« La réponse de Jésus est claire : je suis le prochain de celui auquel je témoigne de l’amour, de celui avec qui je recrée du lien social »[2], du lien d’amitié.

Créer, c’est donner à l’autre la possibilité d’exister et de se prendre en charge, de devenir Sujet.
Aider l’autre, c’est l’aider à se passer de moi pour qu’il puisse s’inscrire dans une relation authentique où il devient sujet et acteur de son existence.
Nous sommes loin de la charité condescendante de celui qui a et qui sait vers celui qui n’a pas et qui ne sait pas.
Il ne s’agit pas tant de faire que d’être attentif à l’autre dans la rencontre.

C’est l’une des tensions que l’on retrouve dans le travail social institutionnalisé. Repérer les besoins de la personne en fragilité en essayant d’y apporter une réponse, repérer les conséquences de la pauvreté en essayant de les endiguer mais rares sont les démarches qui consistent à œuvrer aux niveaux des causes cachées ou indirectes de la pauvreté.

Le risque de l’action sociale étant, surtout si le projet d’action devient important, d’être absorbé par la gestion du projet et des moyens à mettre en œuvre, au détriment de la finalité qui reste la rencontre, le lien social, le lien d’amitié.

Diakonos dans la Grèce antique signifiait l’esclave et diakonia : la corvée. La diaconie nous place au cœur du monde. Pour nous chrétiens, la diaconie c’est entrer au cœur du monde dans la mission du Christ serviteur : « le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » ... Mt 20, 28

Etre serviteur selon le cœur de Dieu s’inscrit dans une démarche où la rencontre est première. Avec Christ, c’est la rencontre qui sauve et transforme le monde, c’est la rencontre qui fait advenir le royaume dès ici-bas. Cette rencontre qui délivre les enchaînés, cette rencontre qui fait sortir les morts des tombeaux, cette rencontre qui redonne dignité à la prostituée, au collaborateur, au lépreux, au chômeur, à la personne avec un handicap, à la personne intégrée dans le cadre social mais qui crie dans l’ombre de son cœur son mal être. C’est la rencontre qui nous envisage qui nous fait naître à nous-même, qui rejoint notre désir et donne sens à notre vie.

« Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » Mt 25,40

 

Jésus s’identifie aux petits. Si vous faites quelque chose pour un petit, un pauvre, c’est à moi que vous le faites. On ne peut être plus explicite.

Il ne s’agit de reconnaître dans celui qui est fragile la personne même du Christ, de reconnaître qu’il y a en chacun de nous une dignité qui surpasse tout ce que nous pouvons dire ou faire. C’est la personne, en elle-même, qui est digne de soin et d’attention. Le Père voit en chacun de nous l’image de son fils, cette image qui n’est en rien altérée par les déconvenues et les circonstances de la vie.

Qui sont ces petits ?
« Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de les avoir révélées aux tout petits ». Luc 10,21.

Nous pensons de suite aux exclus de nos sociétés : les migrants, les personnes à la rue, les personnes privées de liberté en prison, les personnes sans emploi, les personnes atteintes de maladies physiques et/ou psychiques, les personnes qui sont marqués par l’échec, le dénuement… par les malheurs de la vie, tous ceux qui ont immensément besoin de se sentir aimé au cœur même de la tempête.

Je pense que nous pouvons élargir notre vision du « petit », du « pauvre ». Les pauvres dans la bible ce sont « les anawim, littéralement les « courbés », à l’époque de Jésus, les anawim étaient des gens déshérités sur le plan économique et social, mais qui étaient aussi très religieux. « Cette humilité de condition avait souvent pour corollaire une humilité de cœur », explique le bibliste protestant Charles L’Eplattenier.

 

Aussi les anawim sont-ils ceux qui, le plus ardemment, « attendent la consolation d’Israël » (Luc 2,25). Ils sont ceux qui n’ont plus que Dieu pour richesse, qui sont affamés de Dieu. C’est pourquoi ils sont les premiers à qui est annoncée la Bonne Nouvelle. « Heureux vous les pauvres, le royaume de Dieu est à vous », affirme Jésus sur le mont des Béatitudes. »

 

L’anaw est celui qui crie vers Dieu, celui qui a mal et qui tourne son regard et son espérance vers celui qui entend le cri et y répond. C’est celui qui est dépendant et en confiance. « Ta foi est grande » dira Jésus à la femme hémorroïsse. Mc 5,34.

Jésus s’identifie aux petits, aux pauvres, aux miséreux, c’est à dire à chacun de nous. Jésus est le petit et le pauvre par excellence car il se reçoit totalement du Père et, ce, indépendamment des circonstances qui l’environnent.

Le pauvre, le petit, c’est moi, c’est toi qui me lit, c’est chacun de nous dans nos lieux de souffrance, de tristesse et de douleurs, c’est aussi celui qui va bien, qui n’est touché par aucun malheur de la vie mais qui sent dans son cœur que la joie qui l’habite est un don qui est lui est donné et qui devient source de louange et de gratitude pour le donateur.

Le pauvre, c’est Dieu lui-même qui mendie notre amour, qui ne cesse de guetter l’homme qui consentira à se tourner vers lui par la foi. « Le Christ, de riche qu’il était se fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » (2 co 8,9), c’est à dire qu’il veut nous faire entrer dans sa relation d’intimité, de dépendance et de confiance avec le Père.

Heureux sommes-nous si nous consentons à entrer dans cette relation de dépendance et de confiance avec le Père en Jésus. La pauvreté est là et c’est elle qui nous enrichie de la paix et de la joie, signe de la présence du royaume ici et maintenant. « Heureux vous les pauvres car le royaume des cieux et à vous » Mt 5,3.

Quand Jésus parle des petits en Matthieu 25, cela s’inscrit dans le cadre du jugement dernier. Ce jugement appartient au Père, même Jésus ne connaît ni le jour ni l’heure et il est venu, non pour nous juger, mais pour nous sauver et nous montrer le chemin du retour au Père.

Dans l’ordre de la pauvreté, il n’y a pas de jugement, ni de classification à faire. La personne socialement pauvre, en dehors du cadre de la normalité établie, se retrouve à la marge du cadre, elle mérite notre attention mais certainement pas notre jugement, notre pitié ou notre regard condescendant.

Elle attend juste une rencontre, une attention qui lui permet d’être Sujet.

La finalité de notre action envers le prochain n’est pas de le fondre dans la « tyrannie de la normalité »[3] qui enferme et dilue la singularité de chacun dans l’indifférence de la norme.
La finalité est dans l’ordre de la création : faire émerger chez l’autre et chez moi le Sujet, le « Je » reflet de l’image de Dieu en nous.

Le non jugement est source d’une guérison profonde de nos cœurs. Ne pas jugez est un raccourci qui conduit au pardon des péchés si cette parole est vraie : « ne jugez pas pour ne pas être jugé » Mt 7,1.[4]De cela nous avons à témoigner et à vivre dans les services des frères qui sont appelés à faire la même expérience et à témoigner à leur tour de cette vérité. Le non jugement sur soi et sur l’autre est un des fondements de la diaconie. C’est une grâce à demander instamment et sans cesse.

Jésus n’est donc pas en train de faire l’apologie de la pauvreté qui reste en soi à combattre mais bien de dire : « Je suis présent dans le cœur de chaque homme, j’habite en lui avec mon Père, » chaque personne est le temple où réside la puissance de l’Esprit. Alors, si l’un d’entre vous est dans le besoin, venez lui en aide car « Je Suis » est présent dans cet autre qui peut aller jusqu’à vous rebuter. Il ne s’agit pas de porter seul toute la misère du monde, mais d’être attentif à l’autre différent.

L’autre, surtout le plus fragile, peut nous renvoyer à nos limites, à notre propre fragilité, à nos propres peurs.
Accueillir et accompagner l’autre dans sa fragilité est une invitation à la reconnaissance de sa propre fragilité, du pauvre qui crie en nous et surtout de vivre ce cri en présence du Père qui vient à nous pour nous entourer de sa tendresse et de sa force.[5]

Il s’agit d’apprendre à aimer l’autre souffrant en soi pour le faire sortir de sa souffrance. Ce dernier peut rester très longtemps en situation d’exilé au plus profond de notre être. Nous pouvons passer notre vie à le fuir tant il est souffrant en nous et à faire souffrir notre prochain de notre propre souffrance non reconnue et non guérie.

Il est de notre responsabilité d’aller à la rencontre du « pauvre » en nous, d’aller à la rencontre de « l’exilé », du « migrant » en nous pour lui dire combien il est aimé par « Je », par le Sujet en moi qui lui-même se sait aimé du Père et sauvé par le Christ. Le « je » en moi, ou pour le dire autrement, l’image de Dieu en moi, peut se manifester aux parties blessée en moi comme qualité d’énergie : la compassion, la curiosité, le courage, le calme, la joie, la paix, la confiance, la connexion, le sens de la perspective, la patience, la persévérance.

Cette qualité d’être au monde et à soi est la manifestation de l’action de l’Esprit Saint en nous, en moi, en toi.
La personne qui fait pleinement l’expérience de son « Je habité par l’Esprit », l’expérience de son identité profonde, celle reliée au Père dans une relation de confiance et d’abandon en Jésus, à la capacité de guérir les parts blessées en elle et d’aller avec force et confiance à la rencontre des « pauvres » autour d’elle.

Jésus dira même que nous pouvons faire bien plus que lui dans l’ordre des œuvres de miséricorde : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais : il en fera même des plus grandes, parce que je vais au Père ». Jn 14, 12

Alors prenons soin du petit en nous, prenons le temps de le guérir et l’aimer, pour aller, avec cette force retrouvée, rencontrer l’autre dans son altérité.

Le service de l’autre, comme mission chrétienne, s’inscrit donc dans la reconnaissance de l’image de Dieu en soi et en l’autre, dans la reconnaissance de ma propre vulnérabilité et fragilité comme lieu de dialogue et de rencontre possible avec l’autre différent.

C’est dans la reconnaissance et la rencontre de ces fragilités communes en humanité bien que distinctes dans le présent de nos situations personnelles, que peut se vivre le service, la diaconie telle que Jésus est venue nous la révéler.

« Et si là se trouvait une des missions actuelles du christianisme social vis-à-vis des Eglises ? Leur rappeler qu’entrer en diaconie ne signifie pas d’abord « désigner la pauvreté chez les autres » mais à « se reconnaître soi-même comme pauvre »[6].
 

Je pense que l’expression de nos charismes n’est pas d’abord dans le vouloir faire, mais bien dans le vouloir être avec, dans l’écoute de ce que provoque la rencontre de l’autre en moi, en résonance avec mon propre désir, d’être attentif à l’autre pour sentir ce qu’il vient réveiller au plus profond de moi et ainsi mettre en œuvre un agir qui pourra s’inscrire et se déployer dans l’ordre de ma vocation au service d’une mission singulière qui répondra à un appel particulier.La diaconie, le service au monde selon le cœur de Dieu devient alors le lieu où je suis avec l’autre avant de faire pour lui.

Ce vivre avec, devient le lieu de la mise en œuvre de nos charismes respectifs et singuliers, ce vivre avec devient le lieu où s’exprime en action la volonté de Dieu sur chacun d’entre nous, il devient un lieu d’une création où chacun à la liberté d’exister et de devenir Sujet.

[1] L’ordre du jour de la diaconie hier et aujourd’hui, Jean-François Zorn.

[2] Ibid.
[3] Jean Vanier.
[4] Saint Jean Climaque, l’échelle sainte, 10ème degré (trad. Bellefontaine 1978, Coll. SO 24, P. 138 rev)
[5] Cf. L’enfant prodigue.
[6] L’ordre du jour de la diaconie hier et aujourd’hui, Jean-François Zorn.
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