Vanité et ambition

« Vanité des vanités, disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité ! » Qoh 1,2 ; 2, 21-23

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Qu’est-ce que la vanité ? Une composition, une nature morte évoquant les fins dernières de l’homme[1], le côté vain des choses et l’aspect vaniteux de l’homme imbu de lui-même ?
En Hébreu, vanité se dit littéralement : « souffle léger, vapeur éphémère ».
J’aime cette approche, ancrée dans les sens, plus que celle du latin qui imprime déjà une dimension morale et négative, déconnectée de la matière.
Quand Qohèleth parle, il dit clairement que tout n’est qu’un souffle, qu’une vapeur éphémère. L’homme, sa vie est un souffle, une vapeur éphémère. Point de jugement ou de connotation morale, juste une constatation. « En effet que reste-t-il à l’homme de toutes les peines et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue sous le soleil ? … Cela aussi n’est que vanité » Qoh 1,2 ; 2,23.
Tout est vanité mais toute création porte en soi la marque du créateur. Cette marque lui donne un sens, une finalité et une dignité. L’homme étant « l’image de Dieu » au cœur de la création. Mais tout est éphémère marqué par la finitude et la fragilité ; l’homme y compris, malgré ses rêves de toute puissance et toute maîtrise.
Est-ce son désir de toute puissance qui est vanité où sa condition de créature ?
Je penche pour la « vanité » de la condition de créature dans son sens littéral de souffle, d’éphémère et pour la démesure du désir de toute puissance de l’homme qui se prend à vouloir être fort et grand, Dieu à la place de Dieu. Ce désir est-il vain ?
Je laisse à chacun le soin d’y apporter une réponse, mais ce désir mobilise beaucoup d’énergies dans le monde depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui : vouloir toujours plus dans un monde marqué par la limite. C’est un leurre ou pour le moins une illusion.
Qohèleth m’invite simplement à prendre conscience que tout est « souffle léger », tout n’est que passage.
Cette conscience de la « légèreté » de la vie, de sa fragilité, de son caractère éphémère m’invite à un détachement, à une liberté d’être qui ne me lie pas aux choses ou aux êtres car je suis conscient qu’un jour cette chose, cet être ou moi-même ne sera plus, que la relation sera rompue, au moins dans ce que j’en perçois ici et maintenant.
Vivre dans la légèreté de l’être, c’est éprouver la liberté de n’être attaché à rien, n’être attaché par rien, libéré de la peur du manque, libéré de la peur de perdre ce à quoi je suis attaché.
Anthony de Mello, un prêtre jésuite indien, psychologue et psychothérapeute, nous invite à l’éveil, à la liberté d’être. Ce chemin commence par la prise de conscience que nous sommes fous.   « Le monde entier est fou»[2] , nous vivons dans un rêve comme hypnotisés par nos idées, nos croyances, nos certitudes pour oublier et se protéger de la fragilité de ce qui est, de ce que nous sommes. Nous nous accrochons à ce que nous possédons dans l’ordre des biens matériels, de la pensée, des savoirs dans l’illusion d’une sécurité elle-aussi éphémère.
S’éveiller, c’est prendre conscience de nos attachements qui nous aveuglent et désirer vivre le détachement, désirer ouvrir les yeux : « ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas »[3]
Le détachement n’est pas le renoncement. Si je veux renoncer à une chose ou à un être, je reste en lutte contre l’objet ou l’être de mon renoncement. Je lui donne un pouvoir sur moi, le pouvoir de l’énergie et du temps que je lui consacre.
« La seule chose dont nous ayons besoin pour nous réveiller, c’est d’être prêt à apprendre. »[4] « apprendre à ne pas com-prendre » dirait Adrienne von Speyr[5], sans m’attacher à ce que je découvre et à ce que je vis, rester les mains et le cœur ouverts, sans m’approprier les biens acquis où les expériences vécues, pour être en capacité de recevoir encore et encore sans peur de perdre ce que j’ai reçu ou vécu. « A celui qui a, on donnera et il sera dans l’abondance ; à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a [6]».
Je demeure dans la gratitude de celui qui reconnaît la grâce des dons qui lui sont faits dans la réussite comme dans l’adversité.
Je consens à dire oui à la vie, sans pourquoi, dans la liberté d’une âme ouverte, libérée des replis et des jugements qui la condamnent et l’emprisonnent.
Me détacher, pour descendre au cœur de mon âme qui n’a rien à prendre ou à retenir puisqu’elle possède déjà en elle-même la plénitude de l’être.
Me détacher pour vivre la rencontre avec l’autre différent mais semblable, où l’attention et la curiosité de la découverte m’invite au respect et à la bienveillance.
Il y a en moi, un espace où : « Je suis », espace de force, de douceur, de paix et de joie profonde. Rien n’a pu et ne peut atteindre ou altérer ce lieu, cette capacité et cette manière d’être au monde, aux autres et à soi. Cet espace est le lieu de ma dignité, le lieu de mon identité la plus intime et la plus profonde, le lieu de mon unicité, le lieu de rencontre possible avec l’Autre. Les Pères appellent ce lieu l’âme ou « l’image de Dieu » et, à leur suite, je crois que cet espace est inviolable.
Cependant cette image de Dieu en nous, séparée de son créateur, gémit dans les douleurs d’un enfantement[7] , elle est comme une fiancée abandonnée par son fiancé. Il m’appartient d’expérimenter et de vivre cette dignité, cette grandeur, cette beauté en moi et d’œuvrer à recouvrir cette relation avec mon bien-aimé, à rétablir la relation avec cette partie de moi-même perdue où méconnue.
Cette expérience de recouvrement, ce chemin d’intériorisation, de révélation se vit par le détachement de ce qui m’empêche d’exercer pleinement ma liberté, celle qui est inscrite en moi et qui s’exprime par ce que Saint Paul appelle être les fruits de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, foi, douceur, maîtrise de soi, … toute les caractéristiques de l’image de Dieu en moi.[8] Cette expérience est celle du consentement à la vie, au désir de joie et de paix qui m’habite tout en me laissant rejoindre et traverser par La Présence au cœur de cet espace.
« Voici, je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi. »[9]
Maître Eckhart[10] nous invite aussi au détachement, par l’élimination de tout ce qui n’est pas Dieu en moi, non pour atteindre la vacuité du bouddhisme, mais pour laisser Dieu être en Soi et vivre cette rencontre comme sujet, acteur de la relation au même titre que l’Autre. « Le détachement est tout d’abord un travail de négativité, une négativité radicale qui seule peut faire apparaître ce qui est au fond de l’homme … ce que l’homme est au fond. »[11]
Le détachement est l’instauration « d’une solitude intérieure », « mourir jusqu’en son fond ».[12]
Le détachement consiste dans l’abandon de Soi, l’abandon de l’âme, pour faire apparaître cet espace unique où « Je suis », Sujet et acteur de sa vie.
L’abandon de Soi n’est en rien le renoncement de Soi. L’abandon de Soi est l’abandon de « Je suis » dans ce lieu intime et unique de l’être en présence du tout Autre. Pour s’abandonner, il faut d’abord s’appartenir. Je ne peux pas abandonner ce que je ne possède pas. Il me faut être pleinement dans mon être pour librement l’abandonner, l’offrir à l’Autre dans une relation où je ne disparais pas.
Jésus, en cela, est le grand enseignant dans sa relation d’abandon et de confiance au Père. Car, qui dit abandon, dit confiance, une confiance qui s’établit dans la foi que j’accorde à l’autre dans mon acte d’abandon. « Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite ; j’ai le pouvoir de m’en dessaisir et j’ai le pouvoir de la reprendre. » Jn 10, 17-18
Jésus n’obéit pas servilement au Père mais existe bien en tant que « Je » qui prend la décision de se dessaisir de sa vie. C’est un acte de liberté, d’engagement total d’abandon et de confiance au Père jusque dans la mort.
Cet engagement de la personne dans l’acte d’abandon et de détachement pose la question de la place de l’ambition dans la vie de l’homme.
Si tout est léger et fragile, si je suis invité à me détacher de ce que j’ai pour laisser émerger ce que « Je suis » en me laissant traverser par l’Autre, quelle est la place de l’ambition dans la vie d’un homme ?
La confusion existe entre l’ambition perçue comme volonté de puissance, cette toute puissance dont se gonfle un égo épris de lui-même et l’ambition vécue comme réalisation de soi.
« L’ambitieux prend en charge son évolution … non de manière agressive, “contre les autres”, mais avec cette violence qui permet au tenace d’avancer “contre ses peurs” et de tenir tête à l’adversité … Elle est un puissant réveil, non par appel du devoir, mais par goût et envie, mettant debout l’homme qui dort et relevant celui qui est tombé. 
Mais pourquoi serait-il juste de croire qu’être ambitieux, c’est être orgueilleux ? L’Evangile ne dit-il pas que “le royaume des cieux est aux violents”?[13] … Une saine ambition peut être freinée par des idées fausses ou des peurs: la crainte du jugement des jaloux, une vision du succès qui le rend coupable, la peur des responsabilités ou de la prise de risque, la crainte de quitter un petit confort acquis pour un plus grand confort incertain, la peur de devoir se battre pour obtenir ce que l’on veut, celle de ne pas y arriver et d’être jugé comme un “loser” en cas d’échec …  La véritable ambition est celle qui me donne du souffle, m’entraine et m’épanouit. L’ambitieux n’est pas content de battre les autres, mais de se vaincre lui-même en allant encore plus loin que ce qu’il croit possible. [14]
 
Cette description de l’ambition trouve en moi un écho très fort. Elle rejoint mon désir de liberté, cette liberté que Jésus nous propose. « C’est pour la liberté que Christ nous a affranchis. » Gal 5,1
L’ambition comme moyen de pouvoir vivre avant de mourir, l’ambition comme moyen de prendre des risques pour oser être ce que suis, l’ambition comme vouloir vivre le « je veux » de mon âme en me détachant de tout ce qui en moi et autour de moi m’empêche de réaliser ce désir, l’ambition d’oser aller à la rencontre de mon appel unique et singulier. Avoir l’ambition de la sainteté, dans ma vie familiale, dans mon travail et mes relations.
N’ayons pas peur, Jésus est venu nous libérer du jugement des autres et de nous-mêmes, nous libérer de nos croyances limitantes et paralysantes. Il est venu nous libérer des fausses images pour nous redonner accès à l’image du Père en nous, à notre souffle et à notre désir profond qui est l’expression de notre identité unique et singulière.
Ayons cette ambition d’acquérir l’Esprit Saint qui « peut réaliser infiniment au-delà de ce que nous demandons ou même pensons. » Eph 3,20
Ayons cette ambition de vivre le rêve de notre âme, détaché de la peur des jugements et de l’échec dans le consentement à notre fragilité, à notre finitude et de dire avec Jésus : « Abba, avec toi, je ne suis jamais seul.  Je suis »
Eric Maignaud

[1] Dictionnaire encyclopédique Larousse

[2] Anthony de Mello, Quand la conscience s’éveille P. 23
[3] Mc 4, 12 ; Jr 5,21
[4] Ibid. P, 41
[5] « Née en 1902 à La Chaux de Fonds, en Suisse, médecin et mère de famille, Adrienne von Speyr est appelée à une connaissance de Dieu toute particulière. Grande mystique du XXe, elle avait reçu les stigmates de la Passion. C’est à une connaissance de Dieu toute particulière qu’Adrienne von Speyr fut appelée. Fille d’un médecin protestant, médecin elle-même, mariée, mère de famille, elle se convertit au catholicisme en 1940, à la suite de sa rencontre avec le P. Hans Urs von Balthasar, grand théologien catholique suisse, créé cardinal en 1988 par Jean-Paul II.»
[6] Mt 13,11
[7] Romains 8,28
[8] Gal 6, 22
[9] Ap 3,20
[10] « Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart, (c. 1260 — c. 1328) est un théologien et philosophe dominicain, le premier des mystiques rhénans. Il étudia la théologie à Erfurt, puis Cologne et Paris. Il enseigna à Paris, prêcha à Cologne et Strasbourg, et administra la province dominicaine de Teutonie depuis Erfurt. » Wikipédia
[11] Eric Mangin, Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime, p. 25
[12] Entretiens spirituels, 6, AH, p.49
[13] Le royaume des cieux est forcé, et ce sont les violents qui s’en emparent. Mt 11,12
[14] Philippe Laurent, Coach, conférencier et formateur. Sa passion : le bonheur au travail.
Vie monastique, industrie et Chine sont les trois étapes que j’ai franchies avant de faire mon métier actuel (biographie) .
Ni une provocation, ni une recette, ni une solution miracle, le bonheur au travail est une idée juste et une approche plus efficace pour l’entreprise d’aujourd’hui.
Ce thème est devenu le centre de mon métier et donne sens à mes activités de conférencier, de formateur et de conseil en entreprise.
J’ai publié mes réflexions sur ce sujet dans mon livre intitulé : Le bonheur au travail – partition pour une fourmi (Editions du Siècle – juillet 2010).