« Occupe-toi des autres, mais ne t’oublie pas toi-même »[1]
Réflexion d’Eric Maignaud (Deûlémont)
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Tu aimeras ton prochain comme toi-même.[2] Cette injonction de l’ancien et du nouveau testament est souvent tronquée par l’oublie de l’amour de soi. Saint Bernard de Clairvaux répétait au pape dont il était le conseiller spirituel : « Occupe-toi des autres, mais ne t’oublie pas toi-même ! »[3]
J’ai envie de vous partager ce petit texte sur les degrés de l’amour de Dieu chez Saint Bernard qui culmine par l’amour de soi pour Dieu :
« Saint Bernard distingue quatre degrés de l’amour. Le premier degré est l’amour de soi pour soi. Cet amour égoïste est nécessaire, car il est un amour naturel. Il est le point de départ d’une élévation vers Dieu. Naturel ne signifie pas, dans la pensée de saint Bernard, que l’amour de soi pour soi est un amour sans la grâce divine. Au contraire, il la suppose, comme un ferment qui le travaille de l’intérieur pour le mener à l’accomplissement de l’amour. Le deuxième degré est l’amour de Dieu pour soi. L’amour est encore intéressé, mais il s’ouvre à un autre que lui-même, qui est source de biens pour lui. Le troisième degré est l’amour de Dieu pour Dieu. L’amour est désintéressé, car il fait l’expérience de la douceur de Dieu, qui est « un attrait plus fort que la nécessité de son aide ». Le quatrième et dernier degré est l’amour de soi pour Dieu. « Notre joie ne sera pas tant d’apaiser nos besoins ni d’assurer notre bonheur que de voir l’accomplissement de sa volonté en nous et par nous. » Parvenu au sommet de l’amour, l’homme est déifié. L’accomplissement de l’amour est donc un amour de soi mené à sa perfection. La pureté suprême de l’amour est de s’aimer soi-même comme parfaitement ressemblant à Dieu, autrement dit d’aimer pleinement et uniquement Dieu en soi-même. »[4]
L’accomplissement de sa volonté en nous et par nous me semble très important. Notre joie profonde est cette union du désir de Dieu avec notre désir, de notre volonté avec sa volonté. Le dépouillement auquel nous sommes invités n’est pas une dissolution de notre être en Dieu ou une invitation à rester totalement passif afin que Dieu agisse totalement en nous. Nous sommes invités à être transformés tout en restant nous-mêmes. Notre acte d’humilité le plus grand est de consentir à recevoir l’amour de Dieu sans restriction et sans aucun mérite à faire valoir. Mais Dieu attend de nous que nous consentions à le recevoir et à vivre en Lui et par Lui sans être consumés par sa Présence. Notre déification s’opère par cette ouverture et ce consentement à accueillir ce que nous sommes déjà, à accueillir la révélation de notre identité unique et singulière, celle qui est déjà inscrite dans notre âme, dans notre cœur, dans notre Soi dirait Carl Jung.
Nous sommes invités à reconnaître l’image de Dieu inscrite en nous et avec lui, dans le souffle de l’esprit, travailler à reconquérir la ressemblance que nous avons perdu en nous et autour de nous. C’est le chemin du retour au Père dans les pas du Fils venu par sa Présence déifier notre humanité en Lui permettant de s’accomplir pleinement et singulièrement en sa personne.
C’est en ce sens que l’amour de soi est une œuvre vers laquelle nous devons tendre et au combien importante aujourd’hui où l’amour de soi est confondue à un gonflement de l’égo qui n’aspire qu’à une réalisation personnelle de soi par soi.
« Nous sommes notre plus proche prochain. Voilà pourquoi nous sommes appelés non seulement à nous chérir, mais à nous aimer plus que tous (Dieu excepté, car il est plus intime à nous-mêmes que nous, selon le mot de saint Augustin). L’estime de soi-même dit le père Bruguès[5] à la suite de saint Thomas, est le fondement même de la vie morale. »[6]
Je crois que nous avons un réel devoir, une réelle mission, d’apprendre à découvrir ce lieu d’intégration et d’harmonisation des événements en nous, de découvrir cette qualité de présence au monde et à soi, cette disposition de l’être qui apparaît par élimination des contraintes et des jugements négatifs ou ressentis négatifs que nous nous portons à nous-mêmes et aux autres. C’est le lieu du buisson ardent en nous. Nous sommes le temple du Saint Esprit, nous sommes faits pour vivre dans cette confiance de la Présence du Père qui voit en nous son image singulière et avec laquelle il désire entrer en communion, en alliance. Faire la volonté du père, c’est, me semble-t-il découvrir le désir de mon âme, y consentir et œuvrer dans le sens de sa libération en moi et autour de moi.
Prenons le temps de nous aimer nous-mêmes, de découvrir cette image de Dieu en nous pour y habiter, pour y demeurer, pour y trouver notre souffle profond, ajusté à notre identité, à notre vocation singulière.
Prenons le temps d’être enraciné dans ce souffle, lieu de rencontre de notre désir et de celui du Père, lieu de rencontre de sa volonté et de ma volonté. Alors, je pense que nous pourrons être ces serviteurs de l’amour pour nos frères, pour les pauvres autour de nous, pour le pauvre en nous, à notre mesure et selon notre vocation propre.
Dans ce service qui nous correspond peut s’épanouir notre âme, notre personne et porter le fruit que Dieu attend de nous, sans jugement ni condamnation aucune, ni pour nous ni pour les autres.
L’amour de soi est la condition de l’amour des autres. Ainsi dans le consentement à nous laisser aimer par Dieu jusque dans les lieux où ne nous aimons pas nous-mêmes, nous pourrons laisser déborder cet amour autour de nous sans être épuisé par une « charité lumbago »[7].
« Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans mon amour …. Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. » Jn, 15,10.
Aimer et donner sa vie comme le Christ, c’est d’abord comme le Christ se laisser aimer du Père, demeurer dans cet amour, source de l’amour de soi, reconnaissance de son image en moi, me laisser remplir comme une fontaine par la source et laisser déborder cette eau autour de moi dans le service de nos frères, chacun selon son désir, chacun selon sa mission.
L’amour de soi est premier dans l’ordre de l’amour. Ne l’oublions pas. Je ne peux donner que ce que je suis, je ne peux me dessaisir de ma vie que si elle m’appartient.
« Faire la volonté de Dieu est la réponse personnelle de chaque individu au dessein de Dieu, selon ce qu’il est, d’une façon toute spécifique. »[8]
[1] St Bernard de Clairvaux
[2] Mt 22, 39 ; Lv 19,18
[3] Cité par Jean-François Catalan, Dépression et vie spirituelle, coll. « Voie spirituelle », Paris, DDB, 1996, p. 37
[4] Déification et spiritualité des degrés chez saint Bernard de Clairvaux. Simon Icard
[5] Conférence de carême 1996, à Notre Dame de Paris, Le cerf, 199§, p.25
[6] L’amour de soi, article de Pascal Ide : pascaleide.fr/amour-de-soi.
[7] Jean Vanier.
[8] Jean Monbourquette, A chacun sa mission, P. 15-30