Le désir et la joie
Par Eric Maignaud
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Jésus nous invite à vivre, à expérimenter une joie, pas n’importe laquelle, la sienne, qu’il décrit comme étant une joie parfaite qui résulte d’une totale confiance et d’un total abandon à la volonté, à la présence du Père en lui et avec lui dans tout ce qu’il entreprend : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, de même que j’ai gardé les commandements de mon Père, et que je demeure dans son amour. Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. C’est ici mon commandement : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. » Jn 15, 10-11.
et « comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans mon amour. » Jn 15,9.
La joie de Jésus est une joie qui résulte de sa relation avec le Père. Il est en communion intime et profonde avec Lui, une communion de chaque instant qui se traduit par des paroles et des actes qui agissent avec force et autorité.
« Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez que « Je Suis » et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père m’a enseigné. Celui qui m’a envoyé est avec moi : Il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. » Jn 8, 28-29.
Jésus tire toute sa vitalité et la force de son agir dans sa relation au Père. Là est sa joie et cette joie est parfaite. Et nous sommes invités à partager cette joie parfaite avec Jésus, à vivre aussi intensément que lui la relation d’alliance et de communion avec le Père. C’est cette relation, cette présence au Père qui est source de joie profonde et parfaite en nous.
La joie est une émotion. Elle traduit un besoin d’appartenance qui est comblé. Elle est l’expression que je suis relié à l’autre, aux autres, à l’univers, à Dieu de telle manière que tout mon être entre dans une vibration de vie, d’intensité qui me comble et me pacifie. Cette joie est faite pour être partagée.
Je ne peux pas être joyeux seul.
Faisons un petit crochet auprès des philosophes de la joie et des pères de l’Eglise pour appréhender ce qu’ils pensent et expérimentent de la joie
Pour Bergson, Spinoza et Nietzsche, « Il existe une profonde continuité : l’affirmation de la puissance vitale et de sa manifestation, la joie. »[1] « La nature nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie » [2]. Pour Henri Bergson la joie est intimement liée à la création. Quand la vie réussit, quand elle atteint ce pour quoi elle est faite, on est dans la joie. « Quand la vie échoue, on est dans la tristesse »[3]. La joie est liée à la conquête de la vie. « Le plaisir, n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; Il n’indique que la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : Toute grande joie a un accent triomphal. » Pour Bergson, c’est l’affirmation de la vie qui provoque la joie.
Pour Spinoza, « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection »[4]. Spinoza affirmait qu’une fois libérés de toutes nos servitudes, on est dans la joie parfaite.
« Chaque fois que nous progressons, que nous remportons une victoire, que nous nous accomplissons un peu plus selon notre nature propre, nous sommes dans la joie… »[5] .
« Tout événement qui nous fait croître, qui augmente notre puissance vitale, qui nous tire vers le haut nous met dans la joie.[6]
« Pour Nietzsche, le principe de joie, et tout ce qui augmente notre force vitale. Elle se cultive par un travail sur soi, non pour réprimer les instincts, comme le préconise les religions, mais pour affirmer ce qui nous porte vers la vie, tout désir qui nous épanouit, nous grandit. Il s’agit d’apprendre à reconnaître la multiplicité des sources de joie en soi et de les faire croître. Et pour y parvenir, transmuter progressivement tous nos désirs, nos passions, nos affections. La joie est le critère éthique fondamental qui valide l’action. Elle ne vient pas d’ailleurs. Elle est inscrite au cœur du vivant. La joie est la puissance de vie sur laquelle il faut s’appuyer. La tristesse qui diminue la vie, est néfaste.
Il se livre à une féroce critique des religions, les théologies de la tristesse. Il ne voit à travers elles qu’une morale de répression de l’instinct, du corps, du désir. Des systèmes qui nous malmènent et diminuent la possibilité de la joie. Le principe de joie, c’est la puissance et tout ce qui augmente notre force vitale. Il s’agit de reconnaître en nous la multiplicité des sources de joie et de les faire croître. On est dans « la joie parfaite » quand on est dans le consentement total à la vie. Aimer ce qui nous arrive et non pas le subir ! On est dans la joie parfaite, lorsqu’on est dans le consentement total à la vie. Dans un état d’esprit où l’on accepte la vie sans rien en refuser, où l’on est capable, de dire un oui inconditionnel à la vie, y compris dans sa part négative et douloureuse. Ce oui, il l’appelle : l’amour du destin, aimer ce qui nous arrive et pas seulement le subir ».[7]
Je souscris entièrement à ce que dit Nietzsche à un bémol près et qui est de taille, c’est que tout ce mouvement de vie, tout ce qui augmente notre puissance vitale, nos désirs, notre consentement à dire oui inconditionnellement à tout ce qui nous arrive, à ne pas subir, s’inscrit dans notre relation intime au Père.
Notre « Je » se laisse transpercer par un autre que lui-même dans cette recherche de la joie. L’objet de notre désir et de toutes nos passions s’ordonnent et se fixent amoureusement, passionnément sur une Présence qui nous aime elle aussi passionnément. N’ayons donc pas peur de nos émotions, de nos désirs, de nos corps, de la jouissance, mais apprenons petit à petit à orienter, à ordonner toutes ces facultés de sentir et de ressentir vers cette Présence qui seule se révèlera comblante.
Nietzsche se livre à une véritable attaque contre les « théologies de la tristesse » qui diminue la vie et réprime les instincts et les désirs dans une morale étouffante et mortifère : « Mais vous, si votre foi vous sauve, donnez-vous pour sauvés, vous aussi ! Vos visages ont toujours été plus dommageables à votre foi que vos raisons ! Si la Bonne Nouvelle des Evangiles était écrite sur vos visages, vous n’auriez pas besoin d’exiger aussi obstinément la foi et l’autorité de ce livre : vos œuvres, vos actions, devraient sans cesse rendre la Bible superflue, une Bible nouvelle devrait par vous sans cesse surgir »[8]
Nietzsche est très caustique, acide même. Mais il a le mérite de nous bousculer.
Dom Guillaume Jedrzejczak, ancien Père abbé du Mont des Cats explique que les maîtres spirituels chrétiens ne veulent pas contrôler et maîtriser le désir perçu souvent comme source de souffrance. « Ils ne veulent surtout pas que nous guérissions de cette maladie d’amour. Bien au contraire, ils font tout pour éveiller, réveiller aiguillonner le désir. En effet pour eux, le problème n’est pas le désir lui-même, qui est une force positive et extrêmement saine, car c’est une force de vie, mais le sujet qui désire et l’objet qui est désiré ».[9]Plus loin il nous indique que les maîtres spirituels invitent leurs disciples « à dévoiler leurs désirs à un père spirituel, afin de les aider à prendre conscience que toutes ces pensées qui les tourmentaient et les tyrannisaient n’étaient en fait que des leurres. En dévoilant ce qui les obsédait, sans fausse honte, les disciples étaient surtout appelés à découvrir cette puissance désirante qui les portait toujours d’un objet à un autre, dans une ronde insolente, sans jamais les satisfaire et épuiser la force de leur désir… Le désir spirituel et le désir charnel ne sont pas deux sortes de désirs qui s’opposent, mais ils sont l’expression de cette même puissance désirante qui fait partie du don de la vie… l’amour est à la fois éros et agapè »[10]. « L’agapé se nourrissant du sang de l’éros ».[11]
« Pour les pères, l’une des conséquences de l’obscurcissement du cœur, (du péché), c’est l’égarement du désir. Pour eux, ce n’est pas le fait de désirer qui est un problème, mais, d’une certaine manière, c’est plutôt de ne pas viser assez haut, en nous limitant à des choses qui ne peuvent étancher notre soif… La vie monastique va d’abord chercher à attiser le désir, à le faire déborder de toute part…Thérèse de Lisieux s’exclame : « Moi, je choisis tout ». [12] Les mystiques sont des êtres passionnés, brulant d’amour, excessifs, joyeux, aimants, amants, passionnés par un feu brulant d’amour qui les dévore. Ils sont proches de la description de Nietzsche dans la recherche incessante de cette puissance qui augmente notre force vitale. Cette puissance, ils la recherchent dans la passion amoureuse avec le Père en Jésus, ils sont consumés par un désir d’amour qui les pousse à tous les excès, qui les poussent à se laisser consumer par une présence qui les comble de joie. Ils disent oui à la vie, il y a en eux un consentement total à la vie. Ils aiment ce qui leur arrive et ils ne le subissent pas car ils sont amants en recherche incessante du bien aimé.
« Le problème, ce n’est pas le trop, mais le trop peu. Le problème c’est de ne pas désirer assez… Il ne s’agit pas de cultiver un quelconque idéalisme ou une forme exacerbée de religiosité, mais de laisser s’ouvrir cette blessure intérieure et de ne pas céder à la tentation de la remplir avec de quelconques idéaux fébrilement bricolés » [13]
Dom Guillaume et Frédéric Lenoir se rejoignent car ils sont tous les deux convaincu que « la seule raison ne peut à elle seule nous rendre heureux, elle a besoin du secours de l’intuition et de prendre appui sur la force du désir. »[14]
La joie est l’expression d’un désir ordonné à l’objet désiré qui le satisfait et ce de manière durable.
Notre désir de Dieu ne sera jamais complètement satisfait, c’est la raison pour laquelle il s’agit de ne pas compenser ce manque par des compensations insipides, mais de creuser en soi ce désir, de persévérer dans le ressenti du manque pour en faire un levier dans la recherche de l’aimé. Ne pas être repus, pour rester désirant, d’un désir qui ne vise pas le gonflement de l’égo mais la rencontre avec le Tout-Autre.
La joie a deux ennemis :
1. L’euphorie, joie superficielle suscitée par un attachement aux plaisirs mondains.
2. L’envie, cette passion triste, liée à la réussite ou au bonheur d’autrui.
Pour conclure Frédéric Lenoir synthétise deux grands types de sagesse :[15]
1. L’ataraxie (absence de trouble, sérénité). Force de la volonté pour parvenir à une vie heureuse. Maîtrise du désir et des plaisirs, voie ascétique.
2. Elle tend à supprimer ou diminuer le désir pour éviter la souffrance. Elle conduit au renoncement, à une diminution des plaisirs et de l’affectivité.
3. La joie parfaite. Moins portée sur la répression des passions et des instincts que sur leur conversion vers un accroissement de la joie. Prône un idéal de détachement et non de renoncement. Elle croit en la puissance du désir et de la joie plus qu’en la force de la volonté pour atteindre la sagesse. La joie permanente, rien ne peut la détruire. Sagesse prônée par les taoïstes, Jésus, Montaigne ou Spinoza. Elle assume pleinement la richesse et l’intensité de la vie affective et désirante, acceptant la souffrance comme corollaire.
La joie à laquelle nous invite Jésus est dans l’intuition de cette joie permanente. Cette joie de l’Esprit Saint qui est amour, paix, douceur, patience, bonté, bienveillance, maîtrise de soi. Joie qui s’appuie sur la puissance désirante qui nous habite et qui se vit à travers nos émotions, nos désirs, nos passions. « La joie de vivre est empathique. Elle invite à la compassion, au partage, à l ‘entraide. Les passions tristes nous enferment dans la peur et nous incitent à nous replier sur nous-mêmes, la joie active fait bruler notre cœur du désir de voir les autres s’épanouir. Elle nous rend plus ouverts, plus audacieux, plus courageux, plus tolérants, davantage soucieux d’autrui. »[16]
Me retirer dans l’intime de mon âme, en ce lieu où la présence du tout Autre me révèle à moi-même plus que moi- même. En ce lieu de solitude et de silence intérieur, toutes mes pensées, mes ressentis, mes désirs et mes représentations des êtres, des événements et de moi-même se taisent pour faire place à une paix et une joie profonde. Là, je peux goûter et jouir de la plénitude d’une Présence et d’un Amour donné et qui se laisse recevoir sans aucune résistance de ma part. Cette relation, dans l’intime de mon âme, me rend alors présent au monde et à l’autre sans peur et sans inquiétude du lendemain car tout est donné dans l’instant, ici et maintenant.
[1] Frédéric Lenoir, La puissance de la joie, P. 49
[2] Bergson, L’Energie spirituelle cité par Frédéric Lenoir, La puissance de la joie, p. 50
[3] Ibid. p, 50
[4] Spinoza, Ethique, II, appendice, définition II.
[5] Frédéric Lenoir, La puissance de la joie, p. 40
[6] Ibid. p. 40-41
[7] Ibid. p 45-49 Synthèse de ces trois pages de Frédéric Lenoir.
[8] Nietzsche, Humain, trop humain, II, 98.
[9] Dom Guillaume Jedrzejczak, Aimer la vie, Désirer le Bonheur, p. 69
[10] Ibid. 72
[11] Hans Urs von Baltazar
[12] Ibid. p. 71
[13] Dom Guillaume Jedrzejczak, Aimer la vie, Désirer le Bonheur, p. 188-189.
[14] Frédéric Lenoir, La puissance de la joie, p. 192
[15] Ibid. p. 194
[16] Ibid. P. 200.